Rue de Carouge

C’est samedi, rue de Carouge. Les magasins sont encore ouverts et les bars se remplissent de leurs habitués. William Spitz sort de son immeuble, au 57 rue de Carouge. Il y vit depuis longtemps, très longtemps. Il a 85 ans et c’est certainement le plus ancien parmi tous les habitants de cet immeuble de style Art-Déco construit dans les années 30. Il tire avec peine la lourde porte en bois dotée d’une barre cuivre doré qui sert de poignée. La rue est ensoleillée, c’est le mois de juin.

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57 rue de Carouge, Genève. Dessin et photo Vanessa Rousselle © 

Pas un seul nuage dans le ciel, ni une petite brise pour rafraichir. Du plus loin qu’il se souvienne, il a toujours aimé cette période de l’année et l’animation qui égaye les rues et la ville à cette occasion. Ses pas sont lents, son dos est courbé. Il avance avec peine vers La Sportive, le café qui fait l’angle un plus plus loin, avec la rue Jean-Violette. Autant pour se changer les idées et voir de vieux amis, presque aussi vieux que lui, que pour faire les quelques pas qui l’y conduisent. Avec la Migros juste en face et La Sportive juste à côté il est, jour après jour, dans ce périmètre de marche qu’il arpente et où il dérouille ses vieilles articulations.

Bien que distant de 100m à peine, il lui faut bien dix minutes pour rejoindre le bar, déjà peuplé de ses habitués, des habitants du quartier pour la plupart. Il s’assied à l’ombre au dehors, pour profiter de l’air. Il voit passer la famille Pereira (Maria et Fernando et leur petite fille Joana de 7 ans). Ils reviennent de « La rue est à vous », vide grenier organisé juste derrière, dans le quartier. Il voit avec effroi la petite avec une trotinette à la main. Oh non… Elle va encore lui rendre ses journées impossibles… c’est que William vit au 2ème ètage droite, et les Pereira, juste au dessus. Elle passe son temps à courir d’une pièce à l’autre, ce qui résonne fortement sur le parquet en bois. William est monté plus d’une fois, par l’escalier la plupart du temps -ca va plus vite- enfin plus maintenant, pour que la petite se calme. Qu’elle aille jouer dehors, à la fin ! Il s’imagine maintenant qu’elle va vouloir user de sa trotinette dans l’appartement. Le seul endroit où William puisse se réfugier c’est sa cuisine, carrelée. Elle peut courir tant qu’elle veut, le bruit ne passe pas. Sa cuisine est lumineuse et spacieuse, juste ce qu’il faut, trois mètres sur trois. La fenêtre donne sur la rue Pré-Jérôme (son appartement fait l’angle). Si la cuisine est agréable, le reste de l’appartement l’est tout autant. Formant un L, il dispose de trois pièces et d’un balcon. Il y a encore quelques années il le fleurissait, avec quelques géraniums. Il n’a plus trop la force de le faire. La construction, des années 30, est solide et les murs sont larges, ils isolent du bruit mais pas assez. William a vu évoluer le quartier, le trafic s’accentuer, le tram se moderniser. Le quartier n’est plus aussi agréable, c’est devenu bruyant, au 2ème étage les bruits montent vite et ceux de Joana au dessus de sa tête le ratatinent.

Martin Jos, Jeanne et Madeleine Otis arrivent. Des petits jeunes. Ils ont 75 ans. Martin est veuf, son épouse est décédée il y a au moins dix ans. Un cancer foudroyant. Il est tout gris, tout triste, toujours habillé en noir. A côté, les sœurs Otis pétillent. Martin habite au 4ème gauche. Son appartement n’est pas terrible, il n’a pas d’angle de rue et donne sur l’arrière. En même temps, l’avantage est qu’il n’a pas le bruit de la rue puisque son appartement donne sur la cour de derrière uniquement. C’est un ancien artisan horloger. A le voir assis, la tête qui plonge vers le bas et ses épaules tombantes, les yeux plissés, c’est comme s’il était en permanence penché sur une pièce microscopique. Qu’il joue aux cartes, qu’il boive un verre, il est toujours ainsi. Rien à voir avec les pétulantes sœurs Otis. Jeanne et Madeleine sont jumelles. Elles ont toujours vécu ensemble. Elles sont blonde platine, maquillées, habillées en robes aux couleurs souvent criardes. Bien qu’ayant été mariées chacune, elles ont gardé leur nom de jeune fille et ont toujours trouvé le moyen de vivre ensemble. Au 57, où elles vivent depuis 30 ans, elles occupaient chacune un appartement, l’une au 5ème, l’autre au 7ème étage. Au décès de son mari, Jeanne a décidé de s’installer chez Madeleine et sous-loue son appartement à la jeune étudiante Tanuki Yoshiko, aussi discrète et effacée que Jeanne est exubérante. Pour des raisons pratiques, Jeanne a gardé son nom sur la boite aux lettres et y a ajouté celui de Tanuki. L’appartement de Madeleine et Jeanne est au 7ème étage. Il est grand, très lumineux, avec une terrasse. Il y a deux grandes chambres, un salon, une salle de bains et une cuisine. Elles ne connaissent pas les mêmes inconvénients que William. Un seul appartement au dessus (celui de l’antiquaire) et bien loin des bruits de la rue.

Madeleine et Jeanne aiment bien la compagnie de ce vieux papy qu’est William et de ce monsieur tout gris qu’est Martin. Elles les rejoignent de temps à autre ici, à La Sportive, pour une partie de cartes. Quand elles arrivent, William est déjà attablé. Martin vient d’arriver. Jeanne salue William puis Martin. Madeleine, plus coquine, embrasse les deux hommes. Ils en rougissent. Avant de s’installer à la table pour jouer aux cartes, elle se rend aux lavabos. Elle s’observe dans le miroir et se dit qu’elle devrait peut être se reteindre les cheveux.

Vanessa Rousselle, juin 2015.

Texte écrit dans le cadre de l’atelier d’écriture, Le temps d’écrire.

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