L’Ile de Ré, aux Portes, l’impasse du rêve. © Vanessa Rousselle
Il avait l’âge de l’oubli. Il était né il y a très très longtemps. Son visage était pourtant lisse, on y trouvait aucune trace du temps. Ses traits étaient finement sculptés, ses joues légèrement polies, sa bouche épaisse, son front haut. Il semblait que son regard portait sur un point lointain à l’horizon. Son visage impassible laissait transparaître une grande sérénité et une grande sagesse. Il était fait de bois, d’un bois sombre un peu doré. Patiné par le temps, sculpté avec délicatesse et force. Il était né il y a très très longtemps, des mains d’un vieil homme qui l’avait façonné un peu à son image, un peu à l’image de son fils aussi. Il tirait sa force de ces mains, de l’arbre dans lequel il avait été taillé et des siècles qu’il avait traversé.
Aussi loin qu’il puisse se souvenir, il avait été témoin d’épreuves, de joies, de combats, de deuils. Il avait aussi été l’instrument par lequel les hommes communiquaient avec les aînés, ceux qui étaient partis. Il était fier d’être un masque, ce qui faisait de lui le vecteur de communication entre les deux mondes. Du reste, il continuait à entretenir ce lien, même si maintenant on ne se servait plus de lui. Il avait aimé garder cette capacité à rester connecté au réel, au tangible, tout comme à l’irréel, au monde spirituel et aux éléments.
Il servait désormais de décoration, accroché au mur d’une superbe maison aux Portes, sur l’île de Ré. C’était une maison spacieuse, dont les fenêtres donnaient sur les marais, dos à la mer. Ses murs épais, blanchis à la chaux, protégeaient du vent et des tempêtes qui passaient chaque année sur l’île. Le masque ornait l’un d’eux, dans le salon, accroché au mur faisant face à la cheminée. Les flammes se reflétaient sur son bois noueux et accentuaient sa couleur dorée. Il n’aimait pas cette cheminée. Elle dévorait le bois avec avidité, le faisait craquer, comme craquent des os. Elle consumait tout, son ventre n’en avait jamais assez. Elle brûlait, toujours et encore. Il lui semblait parfois que la cheminée grandissait, avançait dans la pièce, et que sa gueule et sa langue de feu allaient lécher tout ce qu’il y avait devant elle; la petite table, le canapé, la lampe…
Alors, le masque avait peur. Peur pour lui, de brûler et de craquer comme une noix sous la force de cette bête. Mais il avait surtout peur pour le petit Nicolas.
Pour une raison qui lui échappait encore, le masque s’était attaché à cet enfant. Il en avait vu pourtant, au fil des siècles, de toutes sortes, de toutes couleurs, de tous âges, des gentils, des timides, des méchants, des garnements, des filles et des garçons. Tous avaient leur personnalité, il se souvenait de chacun d’eux. Il les avait vu évoluer au fil des ans. Parfois il les avait même vu mourir, parfois il avait été cédé ou vendu à une autre famille avant de savoir ce que deviendrait l’enfant. Et alors il apprenait à en connaître d’autres. Des fratries, des enfants uniques… Mais il ne savait pas pourquoi Nicolas lui était si précieux. Il lui semblait que cet enfant le ramenait à des temps ancestraux, de ceux dont il avait lui même peine à se souvenir. Dans chacun des nœuds de son bois, il sentait que cet enfant et lui étaient intimement liés, au delà des âges et du temps.
Alors le masque veillait sur Nicolas, bien incapable de dire ce qu’il pourrait faire en cas de danger ; comment le pourrait-il, inerte, accroché au mur ? Il craignait de se retrouver dans cette situation où, impuissant, il verrait un drame se dérouler sous ses yeux. Depuis que Nicolas était né, il gardait un œil sur la cheminée. Il l’observait, échafaudait des plans au cas où son âtre grandirait au point d’avaler la maison. Il essaya même d’utiliser ses amis de l’autre monde avec qui il continuait d’entretenir des liens pour négocier avec elle, prévenir et empêcher le drame, lui demander d’épargner l’enfant. La cheminée écouta le masque avec attention et répondit qu’elle pouvait difficilement échapper à sa nature. Quelle que soit l’affection qu’elle avait pour Nicolas, elle serait bien en peine d’empêcher ses flammes d’aller où elles le souhaiteraient. Elle promit cependant de les contenir autant que possible dans son antre, entre ses murs et d’utiliser son conduit pour les guider vers le haut et non les pousser vers la pièce.
Nicolas grandit, jouant sous le regard fixe mais affectueux et protecteur du masque et dans la chaleur du foyer. Il avait dix-huit mois quand le drame se produisit.
C’était au mois de février, il faisait froid et humide. Il devenait difficile de maintenir la chaleur dans la maison qui, si elle était superbe, était néanmoins vieille. Le vent s’était levé, soufflait, s’infiltrait par tous les interstices des portes et des fenêtres. Alors, la cheminée fut alimentée pour réchauffer la pièce. Une bûche, deux bûches, trois bûches… Elle ne cessait d’en consumer. Il semblait au masque que la cheminée devenait boulimique et n’en avait jamais assez. Le bois ne cessait de se consumer et la cheminée ne cessait d’en demander d’autre. Tout ce qui lui était donné était avalé, dévoré, brûlé.
Nicolas semblait indifférent aux éléments qui se déchaînaient. Il jouait tranquillement, assis sur le tapis, ses jeux étalés autour de lui. Le masque, lui, n’était pas indifférent du tout. Il était assez vieux et avait suffisamment conversé avec les éléments et les aînés de l’autre monde pour comprendre qu’un drame se préparait. Il entendait le vent siffler, il voyait la cheminée brûler, il sentait l’odeur dégagée par la combustion de toutes les essences. Il ressentait même l’humidité perler, glisser lentement sur son bois.
Il voyait Nicolas jouer, calme et serein, ignorant le danger qui risquait de survenir.
Tout d’un coup, le vent découvrit un nouvel espace à occuper et s’y engouffra: le conduit de la cheminée, la bourrasque fut violente. Des éclats de bois incandescents furent expulsés de l’âtre. Certains tombèrent sur la table, d’autres sur le canapé ou sur le sol, un vieux parquet en bois ciré. Le vent continuait à souffler, attisait la cheminée qui propulsait par sa gueule ouverte toute la chaleur dont elle était capable. Les tisons se mirent à rougeoyer encore un peu plus, jusqu’à transmettre leur feu aux objets qui les soutenaient : la table, le canapé, le parquet.
Le masque le voyait et se sentait impuissant face à ces évènements. La pire de ses craintes était en train de se réaliser: celle de voir le feu se répandre partout et gagner de plus en plus jusqu’à rendre le petit Nicolas prisonnier des flammes, qui réaliserait trop tard que tout ceci n’était pas un jeu.
Ce fut le canapé qui flamba en premier. Son tissu et sa mousse étaient hautement inflammables. Une fumée noire à l’odeur âcre s’en dégagea. Le masque voyait de moins en moins, se sentait toujours impuissant. Alors il se mît à tout essayer, tout ce qui était en son pouvoir pour arrêter l’inéluctable afin de sauver Nicolas. Il invoqua les aînés et les esprits qui s’étaient si souvent servis de lui pour transmettre leurs messages. Il leur avait assez rendu service, il leur demandait maintenant d’utiliser leur force et leur pouvoir. Il entendit la cheminée qui, au travers des crépitements, pleurait, gémissait. Elle aussi voyait ce qui se passait et était impuissante à intervenir maintenant que les flammes étaient sorties de son âtre. Elle n’avait pas senti le vent venir et avait été surprise par la violence avec laquelle elle s’était retrouvée envahie par celui-ci. Elle n’avait rien pu faire. Le masque entendait le vent, rugissant, et la colère de la mer, au loin. Le vent était devenu fou et il était impossible de le raisonner pour qu’il se calme et s’arrête de souffler sur les braises. Le masque s’adressa alors au soleil. Celui-ci lui répondit qu’il était tellement voilé qu’il ne voyait pas grand chose, sa vue était bouchée par tous ces nuages noirs. Le soleil lui dit aussi qu’il en était mieux ainsi: ses rayons pourraient bien aggraver la chose. Alors, le soleil conseilla au masque de s’adresser à la lune. Celle-ci dormait, c’était en pleine journée. Elle n’était pas très contente d’être réveillée ainsi, même si elle ne dormait toujours que d’un œil. Elle écouta le masque. La lune était toujours d’une grande sagesse. En cela elle compensait largement la fougue du soleil. Elle veillait sur le sommeil des uns et des autres la nuit, éclairait le chemin de ceux qui se déplaçaient sur les routes comme sur les mers. Le masque lui expliqua le danger que courait Nicolas : la cheminée, le feu, les éclats de bois, le canapé qui commençait à prendre feu, le parquet déjà rougeoyant, la table qui commençait à se consumer. Le masque lui dit aussi la tristesse de la cheminée. La lune fut touchée par son récit et fut aussi touchée par le sentiment de ce masque pour cet enfant. Comment, ce masque qui avait traversé les siècles, les événements et les continents, avait-il pu développer un sentiment aussi fort voire paternel pour cet enfant?
Nicolas avait vu le canapé s’enflammer et avait trouvé cela très rigolo. Les flammes du canapé n’avaient pas la même couleur que celles dans la cheminée. Elles étaient un peu bleues. C’était joli. Surtout, c’était la première fois qu’il voyait des flammes bleues. Il arrêta de jouer et les regarda. C’était beau. Il voyait aussi les petits points rouges sur le parquet, qui s’étendaient de plus en plus. La table n’était pas épargnée. Elle ne flambait pas mais elle devenait noire. Ça, ce n’était pas joli et puis ça ne sentait pas bon. La fumée qui sortait du canapé ne sentait pas bon non plus. Alors Nicolas commença à se rendre compte que tout ce spectacle n’était pas très bien finalement et se mît à pleurer. Il lui sembla bien que quelque chose d’anormal se passait et prit peur.
En entendant les pleurs de Nicolas, le masque pressa la lune d’agir. La lune était alors décidée mais encore fallait il trouver le moyen. Le masque lui souffla alors d’user de sa gravité pour soulever la mer. Seule la force d’une forte marée, associée à la colère du vent, pourrait éteindre le feu. La lune rassembla toutes ses forces et tira vers elle l’océan qui s’agitait sous la colère du vent. La mer se souleva, la houle se creusa. Des vagues des plus en plus hautes cognèrent le rivage.
La mer prit le rythme d’un balancier, agissant comme un bélier toujours un peu plus fort sur la côte occidentale de l’île de Ré et entrant toujours un peu plus loin dans les terres. Tout d’un coup, le vent souffla encore plus, la force de la lune atteignit son paroxysme: une immense vague vint submerger la maison. L’eau entra de toutes parts, par tous les interstices auparavant occupés par le vent: sous les portes, par les fenêtres. L’intérieur de la maison ressemblait à une apocalypse où les éléments se déchaînaient. Une vague encore plus forte vint s’engouffrer dans le conduit de la cheminée, elle éteignit le feu dans l’âtre d’un coup, mais le niveau montait dangereusement dans la maison.
Nicolas était terrorisé. L’eau montait très très vite. Ça ne sentait vraiment pas bon et la fumée lui piquait la gorge et les yeux aussi. Il but la tasse une fois, deux fois. Il voyait ses jeux flotter à la surface. Il sentait que l’eau continuait à monter.
Le masque pria le vent dans sa fureur de le décrocher du mur. Il tomba d’un coup et le masque se mît à flotter. Par la force de son esprit et avec l’aide des aînés partis, le masque réussit à s’approcher de Nicolas. Celui-ci s’agrippa au morceau de bois. A son contact, Nicolas se calma instantanément, rassuré. Quand il sentit la petite main sur lui, le masque comprit, la lune aussi. Le masque, sculpté dans le bois d’un vieil acacia noueux de la savane Burkinabè, portait en lui la force et le sentiment du vieil homme qui l’avait façonné, le sentiment qu’il avait pour son fils. Il comprit alors qu’à travers les âges, à travers les temps et les vies, et à travers le masque, le vieil homme retrouvait son fils en Nicolas.
Pierre se réveilla en sursaut et en sueur. Il était couché près de sa femme, dans leur splendide maison de l’île de Ré, aux Portes. Son rêve était tellement fort et lui semblait si réel qu’il mit une fraction de seconde à reprendre ses esprits. La nuit était relativement calme, il entendait cette splendide et vieille maison craquer, jouer sous les effets du vent. Il se leva, alla voir Nicolas dans son lit. Il dormait à poings fermés. Ce rêve lui avait donné soif. Il se dirigea vers la cuisine en passant par le salon. Il contempla la cheminée qui faisait face au masque, ce magnifique masque qu’il avait ramené d’un de ses voyages lointains. Le marchand n’avait su lui dire si ce masque Burkinabè avait traversé les continents et les années. Il le regarda, et eut soudainement l’impression que ce masque n’était pas fait que de bois, mais aussi d’une grande sagesse et surtout d’une grande bienveillance.
Pour Lionel Ca.
Vanessa Rousselle, mai 2014.
Magnifique, poétique, tu nous emmènes au large….