Anne

Anne s’était dit un jour qu’une vie pouvait aussi bien se résumer en quelques phrases qu’en un millier de pages, depuis elle mît toute son énergie à écrire sa vie plutôt qu’à la vivre jusqu’à ce que…

Jusqu’à ce qu’elle rencontre Joao. C’était un jour du mois de mai, un de ces jours où l’on sent la chaleur poindre, s’affermir, un de ces jours où l’on se dit que l’hiver est derrière et que le meilleur est à venir. Le ciel était clair, l’air un peu frais, mais pas trop. La ville était relativement calme en ce mercredi.

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Paris, bords de Seine, 2015. © Vanessa Rousselle

Anne était sortie prendre l’air au Jardin du Luxembourg. Elle faisait souvent cela, à l’heure du déjeuner. L’université où elle travaillait était à deux pas. Elle avait commencé à y travailler l’été dernier. Elle avait trouvé ce poste un peu par hasard. Elle terminait son école de dactylographie lorsqu’elle avait vu cette annonce, au Secrétariat de l’école « Université La Sorbonne recherche secrétaire sténo dactylo pour son département Littérature ». Anne avait postulé en se disant qu’elle serait bien en vaine d’être acceptée à ce poste. Elle qui aimait tellement lire, écrire. Elle aimait se laisser bercer par le rythme des mots, des sonorités distinctes et variées, des phrases qui chacune représentaient un monde.

Et Anne avait été en veine. A peine sa candidature posée, elle était convoquée à un entretien. Sa silhouette à la fois frêle et solide, son regard volontaire, sa douceur qui ne manquait pas de caractère et sa discrétion avaient séduit. Sa dextérité en tant que sténo et dactylographe avait fait le reste.

Anne était très secrète. Elle avait peu d’amis et elle réservait son temps à sa vie intérieure, à l’écriture. Elle s’inventait des vies, des destinées qu’elle couchait sur le papier. Et lorsque l’inspiration la quittait, ce qui lui arrivait de temps en temps, elle se plongeait dans la lecture. Elle passait des heures et des heures à dévorer des livres, parfois jusqu’au petit matin.

Ce mercredi là, Anne était arrivée au jardin du Luxembourg avec un sandwich (un « casse-croûte » disait sa grand mère). Elle allait passer l’heure comme bien souvent à contempler le vent dans les feuillages et sentir la sensation agréable des rayons du soleil sur sa peau. Le printemps était sa saison préférée. Celle où la nature se réveille, où les fleurs commencent à poindre et les arbres bourgeonnent. Timides de peur que le froid revienne mais pleines de l’énergie engrangée pendant l’hiver et ragaillardies, encouragées par les rayons du soleil, la flore et la faune pointaient le bout de leur nez.

Joao passait par là et vit Anne qui semblait avoir le regard dans le vague, en train de contempler il ne savait quoi. Anne était une jeune belle femme, de 22 ans lui sembla t-il. Ses cheveux étaient châtains, longs, jusqu’à la taille, ses yeux parurent de couleur noisette. Elle avait cette tristesse dans le regard. On sentait qu’elle avait souffert, mais elle n’en montrait rien. C’était une impression que l’on pouvait avoir, comme çà. C’était fugace, une de ces impressions qui repartent aussi vite qu’elles apparaissent, mais qui laissent un petit goût particulier. Une sorte d’amertume mêlée de tendresse.

Joao passait parfois par le jardin du Luxembourg. Pas toujours. Il occupait une petite chambre rue de la Contrescarpe, il étudiait à l’Institut des Sciences Politiques. Il était arrivé à Paris deux ans plus tôt. Son père avait insisté pour qu’il vienne faire ses études en France. Pour celui-ci, diplomate, il était important que Joao soit formé dans la langue même de la diplomatie, comme lui-même l’avait été trente ans plus tôt.

Ce jour là, il avait eu envie de voir le jardin, l’éclosion du printemps. C’était une saison à laquelle il était peu accoutumé et qu’il avait découvert récemment. Il observait chaque année de façon attentive et curieuse cette métamorphose. Les jours devenaient de plus en plus clairs, les arbres de plus en plus verts, l’air de plus en plus léger. Les jupes des filles de plus en plus courtes et colorées. Joao n’était pas habitué ce rythme de saison. Il avait grandi à Rio de Janeiro, où il n’y a pas de saisons si marquées et où il fait toujours chaud. La nomination de son père comme Ambassadeur l’avait alors éloigné de sa terre natale lorsqu’il était adolescent. Depuis, il s’était habitué à observer et apprécier le rythme des saisons et en était chaque année émerveillé.

Anne vit ce jeune homme, grand, fin et fort à la fois, à la démarche souple et légère s’approcher de l’arbre qu’elle contemplait. Elle vit dans son regard de la douceur, de l’émerveillement face à cette masse robuste, cette écorce plantée là, pleine de sève et de vie, ces feuilles bougeant au rythme du vent, léger, comme animées d’une vie propre. Elle sentit son coeur se soulever, s’emballer de voir chez un autre, un homme qui plus est, un inconnu, ce sentiment qui lui semblait si familier. Le regarder contempler cet arbre le rapprochait tout d’un coup d’elle, il lui sembla le connaitre depuis toujours, de le comprendre, de sentir ce qu’il ressentait à cet instant précis. Sa tête lui tournait, elle se disait non cela n’est pas possible, je dois rêver, ce doit encore être le fruit de mon imagination, de me sentir si proche, comme en communion avec quelqu’un que je ne connais pas, que je n’ai jamais vu. Mais non, elle ne rêvait pas. C’était bien ce qu’elle ressentait.

Alors, contre toute attente, contre toute convention établie en cette année 1962, en dépit des souffrances passées et de la bonne éducation donnée par sa grand mère, elle se leva d’un geste vif, avança d’un pas décidé vers Joao. Anne posa la main sur son bras. Il sembla tout d’un coup que la vie était faite pour être vécue et non pour être écrite.

Pour Antoinette,

Vanessa Rousselle, octobre 2013

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