Ouverture au monde

Dès que je l’ai vu s’asseoir dans le café du Luxembourg je l’ai reconnu.

Il était comme dans ses souvenirs, un peu plus âgé, un peu plus grisonnant. Il avait toujours cette même agilité, cette aisance, une sorte d’éternelle jeunesse.

La même attention, toujours, que celle qu’ont les médecins envers leurs patients. De ceux qui vous montrent la chaise où s’asseoir quand vous entrez dans leur cabinet, et de ceux qui vous raccompagnent jusqu’à la porte à la fin de la consultation. Il avait toujours cette façon de vous faire penser que vous étiez unique, un être à part.

Il s’est assis, il a commandé un café. J’ai continué à le regarder. De loin. Telle une petite chose discrète, planquée. Telle une petite fille qui veut prolonger le plus possible le moment du secret, celui du souvenir. Et qui n’ose pas s’approcher et rompre cet instant d’équilibre, fragile.
 Je n’ose pas. Il faut dire que vous êtes devenu un homme connu, un homme public. Un écrivain récompensé. Un ambassadeur et un immortel, même.

J’avais vingt ans, vous n’aviez pas d’âge. Vous m’avez ouvert au monde, vous avez allumé l’étincelle. Vous m’avez appris les zones grises, les pièges humanitaires, les nouveaux barbares. Le PKK et les stratégies employées par le Che. Grâce à vous, le monde a pris un sens, un sens qu’il n’avait pas à mes yeux auparavant. Vous m’avez appris qu’on peut avoir plusieurs facettes, plusieurs vies en une seule. On peut être médecin, faire partie d’une ONG, parcourir le monde, le décrypter et se retrouver dans des lieux et des situations improbables, et toujours s’interroger. Vous m’avez montré aussi que tout cela peut se faire, doit se dire, en toute humilité. Pas de fanfaronnerie. Juste le fait de dire et de rendre accessible. S’effacer presque devant le récit pour laisser place à l’histoire. Ce n’est pas le conteur qui importe. J’attendais chacune de nos rencontres avec impatience. Elles allaient m’ouvrir les neurones, l’esprit, l’horizon. Avec vous j’ai voyagé au Kurdistan, en Amérique Latine, au Mozambique et en Angola. Vous sembliez avoir vécu vingt vies en une et avoir 150 ans tant le fil de vos récits était riche et passionnant. Je buvais vos paroles. J’imaginais la brousse que je n’avais pas encore vu, les négociations, ces mondes parallèles et pourtant bien réels. J’imaginais les théâtres d’opération, je revivais Henry Dunant, je découvrais ces femmes de la première guerre mondiale engagées pour soigner les blessés, quel que soit leur camp. Tout d’un coup, grâce à vous, le monde est devenu multidimensionnel. Il n’avait plus rien de connu, d’étroit, de lisse. Le monde est devenu un être à part entière, doté d’une vie et d’un corps bien particulier, fait de frontières, de lacs et d’océans, de flux migratoires à travers lesquels passent la vie, les conflits, les détresses. Un être à connaître, découvrir sa complexité, ses coins et ses recoins. Ses contradictions, ses zones d’ombres et les êtres lumineux qui parfois, souvent, l’habitent. Alors je suis devenue médecin aussi. Médecin de ce corps là. De ce monde. Non pas que j’ai eu la prétention de vouloir le soigner. Non. Pas un vrai médecin. Non. Mais tout d’un coup, le désir de l’ausculter, le palper, le connaitre, l’analyser le comprendre, ce monde. Et parfois, d’y apporter un peu de baume pour le soulager. Ici ou là, en toute humilité. Vous m’avez transmis votre ardeur et votre passion qui pourtant étaient calmes. Ce goût du lointain, de la découverte.

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Atlas, Rockefeller Center, New York City, 2014 © Vanessa Rousselle

Vous m’avez ouvert au monde. Et vous ne le savez pas. Assis aujourd’hui dans ce café vous passez le regard sur moi sans même me reconnaître. Comment l’auriez vous pu? Je ne suis qu’une parmi des milliers. Des milliers de patients, d’étudiants, de lecteurs. Un visage dans la foule. Mais pour moi, vous n’êtes qu’un. Unique. Vous êtes ce professeur qui parlait à chacun de ses élèves avec attention comme si nous étions seuls alors que nous étions vingt. Chacun, chacune attendant cette rencontre et s’imaginant avoir un rendez vous particulier avec vous pour que vous lui disiez le monde.

Aujourd’hui, vous êtes entré dans ce café du Luxembourg. Je vous ai reconnu. C’était la première fois que je vous voyais depuis le jour où, tel le médecin que vous avez été, vous m’aviez aimablement raccompagné à la porte et serré la main à l’issue de mon oral de fin d’année. Vous êtes un peu plus grisonnant. Mais toujours sans âge et agile. Vous vous levez pour accueillir votre femme, très belle, grande, brune. Toujours cette élégance et cette déférence. Vous tirez la chaise, avec galanterie, pour qu’elle puisse s’asseoir confortablement. Oserais-je vous parler? Oserais-je vous dire le chemin parcouru depuis, comme par hasard sur les mêmes terres que vous, ces hauts plateaux arides et verts à la fois? Ou alors me taire, et laisser nos chemins se frôler sans se croiser, vous qui êtes maintenant un écrivain primé et immortel et Ambassadeur, très très loin de cette époque lointaine où vous donniez des cours à l’université? Vous avez votre vie, vos vies. La mienne est bien remplie. En silence, je vous rends hommage. Je suis riche de tous ces lieux, visages, rencontres, récits que j’ai eu le privilège de vivre parce que, lorsque j’avais vingt ans, vous avez allumé la mèche de ma curiosité au monde.

Pour LN

Vanessa Rousselle, janvier 2014.

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