Tableau

Je m’étais résigné cet après midi là à sortir. Rester là ce n’était décidément plus possible alors je suis parti au hasard. Il tombait une pluie fine, les trottoirs luisaient, saturés de cette eau qui tapait le bitume depuis plusieurs heures. Les rues étaient désertes. Le vent d’octobre n’avait pas encore poussé toutes les feuilles à tomber et les quelques arbres de la rue présentaient au bout de leurs branches les seules couleurs, jaune, rouge et du vert aussi, dans ce paysage gris. Encore sous le porche de mon immeuble, ne sachant pas vraiment où aller, je me disais qu’il était encore temps, je pouvais toujours remonter, me mettre au chaud, à l’abri dans mon antre, et rester là. Mais la ville prenait un visage hypnotique. L’absence de couleur, de bruit, de passants, et même de soleil exerçait sur moi une attraction que je ne m’expliquais pas, un magnétisme qui me poussait à chercher à découvrir jusqu’où la vie et la ville s’étaient vidées de toute substance. Je restais cependant persuadé que tout ceci était une illusion qui prendrait fin dès que j’aurai atteint le boulevard, et retrouverai la circulation des bus, des voitures, le ballet des passants.

Je m’étais donc décidé et mes pas résonnaient, seul bruit alentour. Je voulais me persuader de mon illusion mais je commençais à en douter. J’avais beau tendre l’oreille, il n’y avait aucune rumeur, aucun son. L’angoisse commençait à monter. Silence assourdissant, vide oppressant, grisaille étouffante. Rien, rien qui ne puisse ressembler à la vie ne se présentait à moi. La ville devenait à peine esquissée. Je venais de quitter mon appartement, tout y était fait de matière et de pierres, j’étais fait de chair et de sang. Au fil de mes pas la ville s’était transformée, elle n’est plus que dessinée. Mon bras, ma main était un simple trait au fusain. Les nuages étaient devenus lourds de gouache bien épaisse. Les échafaudages tracés à la main levée, à peine droits. Quelques véhicules garés sur le côté dessinés à la craie étaient sous les arbres aux branches aquarelles, les feuilles tombées, sans plus de couleurs, ni même un peu de jaune, de vert ou même de rouge, tout est en gris, l’air est délavé.

Intrigué j’ai continué à marcher et, arrivé au boulevard, c’est là que tout a dérapé.

Les arbres jusqu’ici tracés au fusain, aux branches grises et tristes se sont soudainement animés, les troncs gorgés de sève, d’un beau brun profond, pleins d’une belle gouache veloutée, leurs nervures parsemées d’éclats d’or et de brun plus foncé. Les branches étaient désormais chargées de feuilles d’un vert vif, épais, le vent y dansait de bonheur, faisant valser et frissonner chacune. Le bitume était scintillant, la rue belle, dégagée, tout en pointillés. Le paysage était fait d’une multitude de petites touches bleues, jaunes, vertes, brunes. Des petites touches très pales, comme des flocons immobiles et transparents à travers lesquels on sentait l’air passer, la rue respirer. Au loin, les immeubles avaient pris une couleur flamboyante. Du rouge, du brun, du cuivre, du noir, couleurs fauves et fières et affirmées. De grosses fleurs ornaient les immeubles et le bord de la rue, bleues et blanches aussi, avec du rose. De l’autre côté de la rue, là où il y a une sorte terrain vague, de grands lys et de beaux tournesols bien jaunes courent tout le long des blés bien mûrs. J’étais alors étourdi de tant de couleurs, de matière, aux styles si variés. L’air était visible dans ce grand ciel clair. De grands traits de pinceaux à peine perceptibles ont laissé derrière eux une couleur jaune pâle, un peu verte mais à peine, juste assez pour montrer que l’air est là, frais et agréable. J’ai continué à avancer émerveillé, suis passé devant un moulin, puis une galette, pour finalement arriver au pied d’une Joconde en cubes, que l’on peut regarder aussi bien de face que de côté. Décidemment, j’ai bien fait de sortir cet après midi.

Rue de Carouge

C’est samedi, rue de Carouge. Les magasins sont encore ouverts et les bars se remplissent de leurs habitués. William Spitz sort de son immeuble, au 57 rue de Carouge. Il y vit depuis longtemps, très longtemps. Il a 85 ans et c’est certainement le plus ancien parmi tous les habitants de cet immeuble de style Art-Déco construit dans les années 30. Il tire avec peine la lourde porte en bois dotée d’une barre cuivre doré qui sert de poignée. La rue est ensoleillée, c’est le mois de juin.

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57 rue de Carouge, Genève. Dessin et photo Vanessa Rousselle ©  Poursuivre la lecture

Le dernier voyage

J’aimerai voir les cerisiers en fleurs au Japon. Je les sens, je les vois déjà, mais je n’y suis pas encore. C’est encore loin, pas maintenant. Je verrai le vent souffler, légèrement, doucement, jusqu’à faire frémir les feuillages. Je verrai les pétales si légers, si beaux, si délicats, voleter dans le ciel. Je verrai les arbres se découper sur un ciel bleu. Des fleurs seront tombées sur le sol formant un doux tapis où je marcherai délicatement.

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Tapis d’automne, Genève. © Vanessa Rousselle

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Ouistiti

Un jour d’été, au mois de juillet. Belle journée ensoleillée. Y et A se marient. Une foule bigarrée, bien habillée, s’amasse sur les marches de la mairie. Chacun s’ajuste, se met en rang. Le photographe, patient, attend que tous soient finalement installés, disposés. Il leur demande de se serrer, pour que chacun entre dans le cadre. « Attention, personne ne bouge… OUISTITI ! ». Clic clac, la photo est prise. A l’évocation du mot, chacun a senti venir d’on ne sait où, un rire, une lumière qui les a poussé à sourire. La magie de l’enfance est sortie de l’inconscient pour resurgir dans le présent.

Version 2Singes Gelada, Simiens Mountains, Ethiopie. © Vanessa Rousselle

Vanessa Rousselle, avril 2015.

Texte écrit dans le cadre de l’atelier d’écriture, Le temps d’écrire.

Réveil

Elle dort, paisiblement. Dans un recoin du lit, entourée d’une couette bien confortable et douce, elle dort. Elle sait qu’elle doit se réveiller, commencer à s’étirer, sortir de son cocon. Encore une minute. Elle savoure le repos, la douceur du tissu sur sa peau, la chaleur qui la baigne. Elle s’imagine se lever, s’étirer, s’extirper. C’en est presque réel. Encore une minute. Il faudrait y aller, sortir de cette brume cotonneuse. Le plaisir d’être en action, de découvrir de nouveaux mondes, de nouveaux espaces, réels comme imaginaires l’extrait petit à petit des limbes dans lesquelles elle se trouve. Son esprit s’éveille, s’étire, elle se lève. Voilà. Il est temps de vivre maintenant.

vanessa-rousselle-sommeil Claire sommeille © Vanessa Rousselle

Vanessa Rousselle, octobre 2014.

Texte écrit dans le cadre de l’atelier d’écriture, Le temps d’écrire.

Anne

Anne s’était dit un jour qu’une vie pouvait aussi bien se résumer en quelques phrases qu’en un millier de pages, depuis elle mît toute son énergie à écrire sa vie plutôt qu’à la vivre jusqu’à ce que…

Jusqu’à ce qu’elle rencontre Joao. C’était un jour du mois de mai, un de ces jours où l’on sent la chaleur poindre, s’affermir, un de ces jours où l’on se dit que l’hiver est derrière et que le meilleur est à venir. Le ciel était clair, l’air un peu frais, mais pas trop. La ville était relativement calme en ce mercredi.

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Paris, bords de Seine, 2015. © Vanessa Rousselle

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Des voyages

Être là, puis de nouveau ailleurs, s’emporter là bas, pour mieux revenir ici.

C’est curieux tout de même cette bougeotte, cette envie ou cette obligation qu’ont les uns et les autres de partir et de revenir, de ne jamais tenir en place. C’est ce qu’était en train de se dire Robert lorsqu’il regardait autour de lui l’incessant va et vient des voyageurs. Ce ballet ininterrompu de départs et d’arrivées, cette musique presque discordante provoquée par toutes ces langues parlées qui se mêlent, la lumière crue des néons et l’architecture futuriste du bâtiment, tout lui semblait faire partie d’un autre monde.

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Tarmac, Carthagena, Colombie. 2013 © Vanessa Rousselle

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A l’ombre du moulin

L’impasse débouchait sur une jolie petite cour fleurie, où quelques amis s’étaient attablés autour d’une bouteille de vin rouge. Il faisait chaud, il faisait bon. C’était un de ces moments agréables où on a la sensation que le temps s’est arrêté, qu’on sait vivre un moment dont se souviendra en se disant qu’on était bien.

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La corde

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Cordages, port de Kalk Bay, Afrique du Sud. © Vanessa Rousselle

J’ai 18 ans, c’est la nuit, je dors. Je suis au bord d’une falaise, je retiens une corde de toutes mes forces. Tout mon être est focalisé sur cette corde et sur le fait que je doive absolument la tenir. Ne rien lâcher. Au bout, un poids. C’est lourd. Je tiens bon. Je sens que c’est important. Ne rien lâcher. Je sens que j’y suis presque, je gagne du terrain, le poids au bout de la corde n’est pas loin de revenir près du bord, encore un effort. Ne rien lâcher. Le temps d’une respiration, une fraction de seconde, une tension un peu moins forte et la corde cède. Le poids n’est plus là, je ressens un grand vide, un profond désarroi, une souffrance, une immense tristesse. Ma grand mère vient de mourir.

Vanessa Rousselle, décembre 2014.